Une animation sonore sur la pointe courte à Sète qui me
rappelle celle des marchés. On s’interpelle d’un bord à l’autre des quais, au
fil des prises de daurades et des maladresses. Des hommes, des jeunes et des
vieux, des pros, des nouveaux, des familiers, venus dès l’aube s’installer sur
la pointe courte. Pas d’enfants, presque pas de
femmes, sauf au moment de l'apéro. Un monde d’hommes. Les « pointus », eux, habitants de la pointe, se sentent un peu envahis…
Tout résonne entre les ruelles étroites de la pointe et l’espace est restreint...
Mais c’est le courant qui décide. Si c’est la nuit que les daurades le remontent,
alors tout le monde est là aussi la nuit, de pied ferme !
Je me rappelle le quai d’Alger où
j’étais venue, il y a une dizaine d’années, travailler sur la femme de Loth. La
chorégraphie des grands paquebots m’avait
détournée, avais-je d’abord cru, de mon programme d’écriture. Et
pourtant, après-coup, elle y avait trouvé toute sa place (Cf Rue Freud, troisième partie). Suivre ma
ligne, encore, sans perdre de vue ce que le présent m’invite à accueillir…
C’est là peut-être un premier lien avec
ce que je travaille aujourd’hui. Je lis un remarquable ouvrage collectif dirigé
par Annette Becker et Octave Debary, « Montrer les violences
extrêmes » (Creaphis Editions, 2012). Dans leur introduction, ces deux auteurs insistent, entre autres, sur
la possibilité, la nécessité aujourd’hui pour les historiens, de comprendre le
passé ou l’ailleurs à partir du présent et de l’ici ; visiter son passé à
partir de son présent. Leur démarche voudrait assimiler l’enseignement de
différentes approches historiques précédentes, ayant parfois contribué malgré
elles à une objectivation de l’objet de recherches, en l’occurrence les
violences extrêmes, en le banalisant.
En cette période de
vacances, je ne reçois pas à mon cabinet de psychanalyste. Mais mon travail avec ceux que j'y accueille d'habitude se poursuit par
des voies diverses, mêlées à ma vie personnelle, sociale, à mes loisirs et à ma recherche. Je
repense parfois plus précisément à des moments de séances avec eux en lien avec les rebonds psychiques des guerres, en particulier, la guerre d’Algérie. Je tisse des liens à distance et depuis un autre cadre de
vie.
Ne pas éviter ce que ces pêcheurs
me disent peut-être, leur faire place dans mes associations et ma pensée,
même si immédiatement je ne sais où cela peut me conduire... Ici ce rituel annuel de la fête de la daurade est
un mélange de tradition, de bonne humeur, d’expression collective, d’énonciations
humoristiques, argotiques, d’affirmations exhibitionnistes individuelles, de
rivalité, de sans-gêne, mais aussi de dextérité, d’astuce, de sens de l’organisation…
Cela nécessite aussi de la patience : parfois le courant change de sens et
il faut attendre le retour des daurades entre étang et mer avec un nouveau changement de sens…
Choc des activités et des
capacités humaines… La rythmique sonore est soutenue. Tchatche,
interpellations, exclamations, explosions collectives, rires, accompagnement
sonore de chaque prise dont se détachent parfois des solos impérieux… Entre des
phrases incompréhensibles pour moi, argotiques ou énoncées en occitan, je
distingue, par exemple: « Allez... Allez! Vas-y René, mouline, mouline René ! »... Intonation
plutôt moqueuse et complice... Ou encore : « Mais qui c’est qui tire
comme çà ? » allusion aux lignes qui s’emmêlent parfois… Ou bien
encore : « Eh, François ! Tu pêches de la merde ? – Eh! Allez! Pédé, toi ! - Ho! Ho !
réplique le choeur des pêcheurs ! ».
« Pédé », encore et toujours…
Je pense à notre récent numéro des « Lettres » de la Société de
psychanalyse freudienne sur « L’affirmation du masculin ». Je
pense à la violence que cette injure peut faire... au dire de certains patients... mais aussi à travers mes lectures sur la guerre d’Algérie et les formes d’humiliation
des hommes entre eux, inventées dans toutes les guerres. Cela me renvoie précisément à tout ce qui s’est dégagé au colloque
organisé récemment à la BNF et à l’IMA, à Paris, à l’initiative de Catherine
Brun et de Todd Sheppard « La guerre d’Algérie. Le sexe et l’effroi », 9-10
Octobre 2014.
Ici-même, sur les quais, cette injure, supposée
anodine, semble pourtant avoir appelé un coup d’arrêt du chœur. Peut-être est-ce précisément ce fonds sonore qui
m’appelle malgré moi et dont je ne peux m’isoler, alors que je peux décider de
ne pas lever les yeux. Hors du
temps ? Hors des violences de guerre ? Peut-être pas complètement,
même si j’éprouve simultanément une impossible commune mesure entre tous ces
moments de vie humaine ! Que l’écriture puisse parfois faire quelque
chose de ces enchevêtrements inconscients des lignes de la vie psychique me semble une belle perspective.
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