mercredi 5 mars 2014

De Jérémie à Loth



Cette année, au mois de Février, est revenue aussi la date anniversaire de la mort de Stefan Zweig, survenue le 23 Février 1942. Depuis 2013, son œuvre est tombée dans le domaine public et de nouvelles traductions paraissent, notamment une édition de ses œuvres romanesques en français chez La Pléiade.

Le regard en arrière est en quelque sorte le principe de son célèbre livre de mémoires "Le monde d'hier", publié en 1944 mais terminé juste avant son suicide.  Le corps du livre est ponctué de moments successifs de regards en arrière qui se répondent les uns aux autres. Il en est ainsi lorsque Zweig raconte combien sa période de paix en Italie fut heureuse ou quand il revient sur le jour anniversaire de ses cinquante ans: "On regarde en arrière avec inquiétude pour mesurer le chemin parcouru et l'on se demande en secret s'il continuera de monter."(p.434 de l'édition Belfond)

Mais Zweig est en même temps toujours projeté vers l'avenir: "C'est ainsi qu'en ce jour de mon cinquantième anniversaire je ne formai au plus profond de moi-même que ce seul voeu téméraire: que quelque chose se produisît qui m'arrachait de nouveau à ces sécurités et à ces commodités, qui m'obligeait non pas simplement à poursuivre mais à  recommencer. (p. 437)

L'avenir et les recommencements... Cette succession de regards en arrière pourrait apparaître lancinante, répétitive, au fil des voyages et des régions que quitte Stefan Zweig, jusqu'à sa ville de Vienne et à son pays, l'Autriche: "Il m'était trop douloureux de jeter encore un regard sur ce beau pays destiné à subir d'horribles dévastations par la faute de l'étranger." Mais le ressort vital est encore là, du moins dans l'écriture: "Il fallait commencer, me disais-je,  ne plus penser seulement en européen, mais au-delà de l'Europe, ne pas s'ensevelir dans un passé qui se meurt, mais prendre part à sa renaissance." (p.487)

Ces mémoires donnent ainsi un mouvement d'allers et retours des éprouvés, des pensées et des regards en arrière et en avant de l'auteur. Zweig avait été très tôt convaincu de la catastrophe à venir: "C'est pourquoi lorsque revenu en Autriche pour une très courte visite je repassais la frontière en m'en retournant, je respirais: "Ce n'était pas encore pour cette fois" et je tournais mes regards en arrière comme si c'était la dernière. Je voyais venir la catastrophe inévitable. (p.491)

 L'une des figures tutélaires de Stefan Zweig est celle du prophète Jérémie, visionnaire qui avait prédit la destruction de Jérusalem. Zweig a même intitulé une de ses pièces Jérémie où il est déjà question de la guerre. Elle a été rédigée en effet entre 1915 et 1917. Et dans Le Monde d'hier, il s'agit bien de l'Europe de la seconde guerre mondiale, racontée à partir des séquelles de la première.

Vers la fin du livre va être appelée  la référence à Sodome, quand Zweig quitte définitivement l'Autriche: "De la fenêtre du wagon, il est vrai, j'aurais pu voir ma maison sur la colline, avec tous les souvenirs des défuntes années. Mais je n'y jetai pas un coup d'œil. A quoi bon puisque  je ne l'habiterais plus jamais? Et à l'instant où le train passait la frontière, je savais comme Loth, le patriarche de la Bible, que derrière moi tout était cendre et poussière, un passé pétrifié en sel amère."(p.494)

Loth, cette fois-ci: la référence est faite à celui qui poursuit sa route avec ses filles et non à sa femme restée pétrifiée sur place. Cela n'empêchera pourtant pas Stefan Zweig de se suicider... La femme de Loth n'aurait pas été déplacée ici... Peut-être même est-elle refoulée par l'auteur... "Un passé pétrifié en sel amère"... Peuvent se rencontrer ainsi, dans les associations du lecteur, bien des lieux de destruction à travers les références appelées par les créateurs, par exemple le peintre Anselm Kiefer (cf sur ce blog l'article  "Celle sur laquelle se retourner", Janvier 2014), le romancier Kurt Vonnegut (cf sur ce blog les articles "La femme de Loth en guerre" et "De la femme de Loth à sa femme de sel", fin 2013); ou encore Daniel Mendelsohn (cf Rue Freud , chapitre intitulé "L'oubli en un clin d'œil"). Et voilà que la liste noire se déroule encore... Sodome, Jérusalem, Dresde,  Auschwitz , toute l'Europe, Hiroshima...
Zweig fut un passionné admirateur de Freud. Il raconte leur nouvelle rencontre à Londres où Freud est enfin exilé alors que Zweig est parti quatre ans plus tôt en 1934: "Mais que dans les temps les plus sombres, la conversation d'un homme de grande intelligence et de très haute moralité peut être d'une consolation et du réconfort immense, c'est ce que m'ont prouvé de façon inoubliable les heures amicales qu'il m'a été donné de passer avec Sigmund Freud dans les derniers mois qui ont précédé la catastrophe. (p.511)

Alors je pense ici à cette superbe formule de Jean-Claude Ameisen  dans "Sur les épaules de Darwin" qui évoque "les géants sur lesquels nous sommes assis". Le géant Freud sur lequel Zweig s'est assis...

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