mercredi 24 janvier 2018

Des récits voyageurs


Les Mille et Une Nuits I, II et III
Edition des Mille et une Nuits en collection La Pléiade
Des récits voyageurs? Ne devrait-on pas parler plutôt de héros voyageurs? Certes, mais certains récits semblent dotés d'une capacité particulière à se déplacer, non pas seulement à travers le monde mais encore à travers les langues et l'imaginaire des créateurs, des écrivains notamment. En particulier les grands récits, les mythes et les contes. Parfois ceux-ci entrent dans une composition littéraire nouvelle, parfois dans une mise en scène scénique, théâtrale ou chorégraphique, voire musicale. Et de nouveaux récits se construisent ainsi les uns à partir des autres, déjà par le récit de leurs transformations successives. 

Alors, le lecteur peut à son tour, revenir sur ces histoires emboîtées, refaire un voyage avec ses propres interprétations données au fil du temps à ces récits voyageurs en perpétuelle transformation. Dans ce retour en arrière, il peut aussi mesurer la distance prise avec son regard d'autrefois, sa mobilité, ou au contraire en mesurer la permanence.

De plus, parmi tous ces récits, il y a ceux qui racontent eux-mêmes les voyages de leurs héros: récits non seulement voyageurs mais aussi récits gigognes dans des emboîtements séduisants mais parfois perturbants aussi pour le lecteur. La célèbre histoire de Sindbad le marin, par exemple, emboîte plusieurs histoires les unes dans les autres et ses personnages sont souvent eux-mêmes des voyageurs, amenés à raconter leurs propres histoires de voyage au fil de leurs rencontres et de leurs naufrages.

On a dit ce récit probablement inspiré des aventures d'Ulysse. Quoi qu'il en soit, raconter son histoire prend une portée récurrente dans les Mille et Une Nuits, une portée qui crée un pont entre la vie et la mort, qui ouvre une voie tierce entre ces deux extrêmes que traversent les héros: menacés de mort, ils racontent pour maintenir leur survie, et parfois, comme Shéhérazade, pour maintenir la vie par la parole conteuse.

Récemment à Paris a été mis en scène par Jean Bellorini le texte d'Erri de Luca, "Le dernier voyage de Sindbad" reprenant ce conte de Sindbad le Marin dans les filets de l’histoire de la Méditerranée d'aujourd'hui. Le metteur en scène, à partir de l'écrivain, donne corps et voix à une épopée exemplaire des naufrages récurrents dont cette mer est désormais le gouffre, mais à l'échelle collective et non plus à celle d'un héros. Le collectif ici est particulièrement présent dans la mise en scène du chant et de la musique qui viennent scander les épisodes successifs des voyages de ces migrants.

Une Odyssée : Un père, un fils, une épopée par MendelsohnBeau témoignage du désir de nombreux créateurs d'offrir une caisse de résonance à ce que notre monde crée de désastres et aussi d'humanité. Et cela à travers le rappel, la recréation, d’histoires transmises depuis la nuit des temps. Ce processus donne toute sa place à la profondeur de l’histoire, en regard de l’actualité la plus vive; il déplace ainsi nos conceptions, nos façons de voir prises dans l'urgence en proposant des va et vient dans le temps et l'espace. 

Et puis une autre merveille nous est parvenue récemment dans sa traduction française, non sans rapport avec elle. Celle que nous offre Daniel Mendelsohn avec "Une Odyssée. Un père, un fils, une épopée" (Flammarion). Un grand art littéraire au service d'un parcours intime qui prend force d'universalité. Une nouvelle lecture de l'Odyssée, prise dans la vie, le travail et les surprises de celui qui, par sa lecture et son écriture, en fait une nouvelle Odyssée, nourrie des lectures des autres, de son père, de ses étudiants, de ses collègues. C'est toute une temporalité de la pensée, des associations libres accueillies sans clivage qui vient là nous parler du plus vif de ce que notre humanité travaille, de ce par quoi elle est travaillée.

mercredi 3 janvier 2018

Traverses franco-algériennes

La création romanesque, cinématographique en particulier, nous donne dans l’actualité récente de quoi étoffer notre réflexion, nos émotions, nos espoirs liés à l'histoire entre la France et l'Algérie.  Nos souhaits éventuels de travailler au corps les silences politico-familiaux liés à la guerre franco-algérienne ainsi qu'à la suite des relations entre ces deux pays sont magnifiquement illustrés par le roman d'Alice Zeniter (que j’évoquais dans mon précédent article du blog), « L’art de perdre », et le film « Les bienheureux » de Sofia Djama.

L'art de perdre
Le parcours d'Alice Zeniter semble être autant celui de la narratrice que celui de l’auteure elle-même. Elle le confirme dans ses entretiens. Et cet emboîtement des parcours peut s’enrichir très naturellement de celui du lecteur du roman. Le prix Goncourt des lycéens indique la portée exemplaire de cette traversée des générations qui a pu parler à celle des lycéens d’aujourd'hui. En effet des lecteurs de toutes générations peuvent se reconnaître dans ce roman avec les questions politiques des époques les concernant, liées plutôt à la guerre d'Algérie, ou aux "années noires" ou encore à la situation actuelle des personnes de la troisième génération vivant en France ou en Algérie.

Chaque lecteur, même s'il ne connaissait rien de toute cette histoire avant cette lecture, même si son milieu d'origine n'a pas été touché par ces différents épisodes de l'Histoire, il me semble qu'il peut y faire des rencontres décisives pour comprendre ce qui se passe "à côté", ou se passait "à côté", géographiquement, familialement ou historiquement. L'emboîtement des différents « autres » auxquels nous confronte cette lecture, autres ennemis, autres familiers, autres inconnus, empêche de penser de façon monolithique et oblige à se déplacer en permanence au fil du récit.

Dans le film « Les bienheureux », la gravité de la situation concerne plutôt deux générations mais la jeunesse de la cinéaste a sans doute permis d'éclairer de l’intérieur et d'une façon très vive les surdités réciproques d’une génération à l’autre. Film plusieurs fois primé lui aussi. Quelle joie de sentir cette capacité, chez de jeunes femmes, à accueillir et transformer, dans leur création, des méandres aussi complexes que ceux qui naviguent entre Histoire et intimité familiale!

Une des confirmations que j'ai reçues de cette impression m'a été donnée par les commentaires de plusieurs femmes dans mon cabinet d'analyste pour lesquelles ces oeuvres ont fait écho, ont facilité des ouvertures avec leurs familles ou au contraire permis de constater que malgré leur souhait de lire ou de faire livre ce livre, il restait fermé, en attente d'être lu. Non pas par indifférence, mais par nécessité, éventuellement inconsciente, de protéger encore les silences, de se protéger des effets potentiels de certaines révélations.

Parfois tout cet univers en partie fantasmatique  est laissé  dans le flou par des sujets pourtant animés d'un désir et d'une exigence de compréhension pour eux-même ou pour leurs proches. Ils se heurtent à des empêchements beaucoup moins identifiables que des murs, empêchements que la romancière et la cinéaste explorent fort bien. J'aurais envie de dire "je tire mon chapeau à cette génération". Et merci à ces femmes si vivantes, combattantes et pleines d' humour.