dimanche 8 avril 2018

Accueillir l'oeuvre de Jean Fautrier

La passoire, 1955
Voici aujourd'hui une rétrospective de l'oeuvre de Jean Fautrier qui donne, au Musée d'art moderne de la ville de Paris, une belle occasion de saisir l'ensemble du parcours du peintre.

A propos de l'exposition présentée au parc de Sceaux en 2014, j'avais évoqué sur ce blog mon intérêt pour cette oeuvre mal connue du grand public, malgré sa force, et mes recherches sur la biographie de l'artiste (articles de Décembre 2014 et Janvier 2015).

Cette fois-ci, l'ampleur de l'exposition permet d'enrichir notre regard sur l'artiste et les commentaires des critiques de l'époque viennent maintenant se confronter à ceux d'aujourd'hui.

Otage vers 1943
Le critique de Télérama, par exemple, Olivier Cena, semble désemparé et même plutôt ennuyé devant ce travail. Il cite des propos de Fautrier lui-même qui dit s'ennuyer de sa peinture ou de peindre. A mon tour, alors que je parvenais à la dernière salle de l'exposition, une visiteuse m'a demandé ce que je pouvais bien voir là-dedans. Pour elle, le peintre peignait toujours la même chose!

Oui mais ce n'est qu'à première vue. Et les propos à l'emporte pièce du peintre ne me semblent pas dire autre chose qu'une lassitude devant la difficulté à dire quelque chose du processus créateur, d'ou des réponses provocatrices aux questions sans réponse possible dans un cadre d'entretien où l'on attend "le" propos frappant, "la" phrase phare qui sera citée indéfiniment dans les articles...

Pour ma part, face à une telle ouvre, je me sens comme dans un univers psychique à découvrir, ainsi que dans mon travail de psychanalyste. Il ne s'agit pas de trop vouloir comprendre, mais plutôt de se laisser gagner par l'inconnu et par la surprise, alors que s'expose à mes yeux l'apparente répétition des thèmes et des motifs.

L'homme qui est malheureux, 1947
Par exemple, ces fameuses "têtes d'otages". Ainsi que je l'avais déjà évoqué, il semble que l'on se soit un peu précipité sur le sens supposé de ces têtes, liées à l'assassinat d'otages par la Gestapo, contre le mur de la maison du peintre, pendant la guerre de 40 .

Fautrier lui-même en a donné d'abord cette lecture. Pourtant bien des têtes peintes ensuite ne sont pas référées par lui à cet évènement. Il leur donne même d'autres titres.

Il semble bien qu'il y ait une trame de visages esquissés qui peuvent ouvrir à tout autre chose qu'à de la souffrance ou de la torture. Ceux-ci proposent des modulations et des déplacements qui donnent corps à de l'ambiguïté. Ils provoquent ainsi un trouble chez le regardeur qui cherche à les accueillir.

Tête vers 1954
Les supposées répétitions du peintre montrent, quoi qu'il en soit, un parcours "associatif", comme on dirait en psychanalyse, fait à partir de ces têtes, marquées d'abord par la destruction.

Fautrier au fur et à mesure qu'il reprend cette trame récurrente fait émerger d'autres traits, d'autres couleurs, d'autres univers mais cela reste indécidable pour le regardeur.

En m'attardant sur certaines d'entre elles, j'ai été particulièrement troublée par les superpositions  d'ovales des visages et de ce qui peut ressembler à des profils, mais des profils abîmés, écorchés, voire difformes. C'est bien cette superposition qui ouvre les perspectives. Le profil barre parfois l'oeuvre, bien que présenté de face, tout en laissant place à la douceur de l'ovale...

Le malaise laissé éventuellement par l'oeuvre de Fautrier vient sans doute de nos difficultés à accepter l'incertain, le mobile, ce qui échappe à une pensée binaire. Alors qu'il peut être tellement plus émouvant de se laisser entraîner par le jeu des formes et des couleurs sans chercher toujours à comprendre! Et l'on entend bien, à travers les films présentés dans le cadre de l'exposition, la façon dont Fautrier évite de se laisser enfermer dans des définitions.

Sans titre, 1963
Alors réjouissons-nous de ces scintillements de lumière sur de simples objets, boîtes de conserve, flacons ou fleurs et sur les paysages.  Ne cherchons pas trop à retrouver dans le titre donné au tableau ce qu'il est supposé représenter.

L'émotion suscitée n'a peut-être rien à voir avec le titre. La superposition de l'éprouvé et du titre peut ouvrir les perspectives au lieu de les fermer. Et avec ce qu'on a appelé "la peinture informelle", l'émotion peut nous gagner en nous abandonnant à notre incertitude. Une expérience forte!