mercredi 17 juin 2015

L'enfant au bras levant

...ou celui qui voulait revenir en arrière.

Ce texte sera cette fois-ci sans images photographiques: peut-être d’autres images surgiront-elles chez le lecteur…

Des cris dans l'avenue. Des cris répétés, hurlés de plus belle, comme savent faire les enfants. Et cela dure. Je finis par ouvrir la fenêtre.

Sur le trottoir d'en face, un garçon de deux ans environ refuse de se laisser prendre la main par un homme qui lui parle vivement. Celui-ci semble chercher à le convaincre, sans succès, de le suivre. L'enfant reprend sa main violemment et hurle de nouveau en tendant l'autre bras du côté opposé.

Je ne distingue aucun mot mais à chaque essai de l'homme, l'enfant se refuse obstinément à le suivre, reprend sa main et tend à nouveau son bras tenace vers l'arrière. Sa position est latérale par rapport au trottoir. Je le vois face à moi, alors que sa tête et son bras donnent des directions opposées, l'une du côté de l'homme, l'autre du côté où l'enfant appelle avec son bras. Sa posture ne marche ni ne recule; arrêtée mais dans un mouvement intense qui déchire son corps, celui du refus du côté de l'homme, celui de l'appel par le bras de l'autre côté, celui des hurlements qui explosent, face à la rue, face à personne...

L'homme semble menacer de laisser le garçon. On le dirait même prêt à partir. Irait-il jusqu’à l'abandonner? Il s'adresse alors à un autre homme dans les parages, que je n'avais pas vu, derrière les platanes, comme s'il lui expliquait qu'il démissionnait et qu'il lui passait le relais. Il s'éloigne. Je ne le vois plus. Le deuxième homme, apparemment gêné, hésitant, parle au garçon, mais à distance. Il cherche à son tour avec ses gestes maladroits à le convaincre de le suivre ou plutôt de suivre l‘autre homme.

Etrange manège! Qui sont donc ces hommes par rapport à  l'enfant qui, quant à lui, relève répétitivement son  bras vers l'arrière, vers quelqu'un que sans doute il ne veut pas quitter, qui peut-être l'abandonne? Quel conflit cause donc ce déchirement?

Le premier homme a disparu mais le garçon n'a pas pour autant lâché son regard dans sa direction, tournant la tête d'un côté puis de l'autre, en hurlant. Je vais devoir descendre, peut-être... Les passants ne semblent pas s'inquiéter. A moins qu’ils ne voient quelque chose que je ne vois pas du haut de mes étages?

Le  deuxième homme semble à son tour lâcher prise. Font-ils vraiment semblant de l'abandonner, ces hommes? On ne laisse pas un enfant seul ainsi dans la rue! Même les truands ne font pas cela! Quels liens y a-t-il donc entre ces deux-là et l'hypothétique personne que l'enfant appelle de son bras et de ses pleurs, celle que je suppose être une mère pour lui? Ces hommes ne me semblent pas être en position de père, ni l’un ni l’autre, à cause de cet étrange retrait... Peut-être s’agit-il de maîtres chanteurs harcelant une femme, une mère… Qui lui retirent son enfant sans lui laisser le choix?

Les pleurs de l'enfant sont-ils seulement de la douleur de l'arrachement? Ou bien a-t-il reçu de plein fouet un conflit entre adultes qui l'a laissé sans défense, témoin d’une violence trop forte pour lui? Un rappel traumatique est sans doute en train de saisir sous mes yeux tout le corps de l‘enfant, corps dont les torsions dessinent un corps crucifié.

Une  jeune femme passe par là.  Elle voit ce garçon tout seul et qui hurle.  Elle s'arrête, regarde autour, se demande sûrement ce qui lui arrive. Elle se met à lui parler en se penchant vers lui qui hoquette en reprenant son souffle. Les hommes se manifestent alors de loin sans que je les voie bien. Ils n'étaient donc pas partis! Ils disent quelque chose. La jeune femme les voie et semble en tenir compte; elle caresse alors tendrement les cheveux du garçon et s'en va, apparemment rassurée. Quel effet cette présence passagère aura-t-elle eu sur lui? Aura-t-elle tamisé le pire d’un peu de douceur, d‘un peu d‘humanité?

Le premier homme revient près du garçon et essaye à nouveau de le convaincre de le suivre et de lui donner la main, cela devant le regard de l'autre. Le garçon recommence, il hurle à nouveau et il refait son geste désespéré du bras appelant de l'autre côté, l'appelant en arrière. Mais il faiblit. La rage semble laisser place peu à peu au désespoir. Il est en train de se défaire. Sa respiration s'essouffle. La tête ne se tourne plus, elle bascule vers l’avant, comme ne pouvant plus être soutenue, comme pour faire revenir la douleur vers lui, vers l'intérieur, à défaut d‘être audible à l‘extérieur. Le bras devient beaucoup plus lourd, il hésite à se lever encore aussi haut qu‘auparavant.

C'est alors que l'homme réussit à prendre enfin le garçon dans ses bras de force mais sans trop de violence apparente... Le garçon se retient encore, son corps est en morceaux: il vit sans doute plusieurs temps en lui, celui du refus, celui de l’hésitation, celui de la rage épuisée, celui du désespoir. Il ne veut pas s'abandonner, même s'il est déjà soulevé de terre. Le bras -mais la tête aussi- refusent de partir et de tourner le dos à cet arrière qu'il ne voulait pas quitter. Les jambes flottent sans se livrer encore. S'il accepte enfin de se laisser emmener, tout son corps reste pourtant rétif. Et la tête ne veut pas encore se laisser tomber sur l'épaule de celui qui l’emporte.

Je constate en reprenant mon travail que cette scène continue de se dérouler en moi. Elle se revit avec des scénarios hypothétiques sur son commencement et sur son dénouement. Elle fait résonner encore l’intensité et la courbe sonore descendante des cris et des pleurs. Quel désarroi dans ces larmes, dans ces hoquets étouffant l'enfant, dans ce corps cisaillé, gagné peu à peu par la détresse!

Me revient alors en mémoire un passage de l'Enfer de Dante que j’ai évoqué dans Rue Freud où certains condamnés, anciens devins, se retrouvent dans une déambulation difforme à devoir marcher à reculons, la tête vers l'arrière et le corps en avant, pour avoir trop vu...

Ici en bas de ma fenêtre, la douleur de l'arrachement a créé une autre scène où l'enfant se trouvait sans doute l'otage des incapacités ou des conflits des adultes. Il n'aura pas pu revenir en arrière mais quelles traces auront laissées en lui ce moment d'impossible séparation, ce foudroyant court-circuit des temps  produit dans un si petit corps et pourtant si sonore!


« Wer reitet so spät durch nacht und Wind? Es ist der Vater mit seinem Kind… » C’est la mélodie de Schubert sur le poème de Goethe Der Erlkönig qui m’invite maintenant à clore cet article.