vendredi 20 février 2015

Un retournement raconté par François Cheng

Dans son fameux livre "Et le souffle devient signe. Portrait d'une âme à l'encre de Chine" (nouvelle édition "L'iconoclaste" 2014), François Cheng raconte son rapport à la calligraphie qui lui a "sauvé la vie", écrit-il. En effet exilé en France, il est d'abord resté presque vingt ans "sans parole". Cette pratique lui a été léguée par son père et se transmet depuis plusieurs générations. Et ce dernier livre, publié d'abord en 2001, reflète, explique-t-il, l'état auquel il est parvenu à ce moment-là de son parcours avec la calligraphie.

 
En m'y plongeant avec délices alors que je le découvrais par hasard sur l'étalage d'un de ces libraires de quartier qui font vivre les livres, je tombe sur une page intitulée "retournement-transformation", avec les caractères correspondants calligraphiés sur la page lui faisant face. Ce n'est pas une nouvelle femme de Loth qui se découvre à moi, cette fois-ci, mais un saisissant mouvement suspendu dans le trait calligraphié et sa formulation en mots. Je ne résiste pas au plaisir de les retranscrire ici, en invitation à lire le livre lui-même:


"Si l'idée du retour est chère aux taoïstes, elle ne l'est pas moins au bouddhisme du Grand Véhicule. Au coeur de la mer souffrance, il suffit de se retourner au moment décisif pour apercevoir la rive. Tourner la tête cependant ne suffit pas; il faut retourner tout son être. Tant que l'être humain progresse en ligne droite, il est découragé par l'accumulation et les embûches, avec la sensation d'une pure perte. Il doit donc sans cesse se convertir. Rien de ce qui est vivant n'est fixe et définitif. Ce qui est apparemment stable se fonde dans le mouvant; ce qui est apparemment fini se noie dans l'infini. L'Univers est en perpétuelle transformation. 


J'ai vécu moi-même plusieurs retournements personnels et spirituels: l'exil, la recherche, la maladie, et puis l'écriture, la poésie, la calligraphie enfin. Pour ces deux caractères, j'ai réalisé une douzaine de versions sans en être satisfait, avant de connaître un jour l'état de grâce qui m'a accompagné de trait en trait pour cette composition. 


Dès que j'ai tracé les deux premiers signes, j'ai su que j'étais dans le rythme. La distance était juste, l'élan était là. Tout le reste en découlait dans une tension de plus en plus confiante. En fin de compte, au travers du pinceau, c'était bien le Vide à l'oeuvre, accomplissant, par-delà soi, le retournement et sa transformation." (pp. 96-97) 


Un retournement "de tout son être", est-il écrit, comme une danse en spirale. Le retournement-transformation de la calligraphie de François Cheng peut inciter, à sa façon, à continuer de méditer et de danser à la rencontre de la figure biblique de la femme de Loth. La pétrification de celle-ci ne s'écrit pourtant qu'en quelques mots et n'appelle aucun commentaire dans la Bible. Les variations à son sujet et ses recréations ont souvent voulu saisir précisément le moment-même du retournement en cours, évinçant son immobilisation et sa mise au silence (cf les nombreux articles de ce blog concernant la femme de Loth et ses traductions artistiques et poétiques). Ces recréations esquissent peut-être quelque chose de ce "retournement de tout l'être", selon François Cheng.

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