vendredi 3 avril 2015

"Citizen four", un jeu d'enfant?



Isolons d'abord deux scènes du film. Dans la première, les protagonistes sont deux ou trois dans une chambre d'hôtel. L'un d'eux est un jeune homme assis sur le lit avec un ordinateur. Il s'adresse à quelqu'un qu'on ne voit pas et lui demande sa "couverture magique". Le spectateur découvre alors un tissu rouge qu'il attrape au vol et dont il se couvre, pour se cacher, semble-t-il, à moins qu'il ne nous prépare un numéro spécial... Le spectateur est alors embarqué pendant quelques secondes dans le monde de l'enfance, dans ses jeux de loups et de fantômes, avec ses monstres inquiétants et excitants à la fois, retrouvés lors des goûters d'enfants d'autrefois. 


http://fr.web.img1.acsta.net/r_160_240/b_1_d6d6d6/pictures/15/02/24/15/57/304608.jpg Mais les échanges professionnels se poursuivent avec celui qui a disparu sous son voile rouge, ce qui maintient le spectateur dans un monde intermédiaire entre rire et inquiétude, jeu et fantasme, humour et gravité. La phrase de Freud sur le jeu de l'enfant qui ne s'oppose pas au sérieux mais à la réalité résonne étrangement ici avec cette séquence. Le spectateur en effet connait déjà l'extrême de la situation. Il sait que se cacher, même sous cette couverture magique, est une nécessité vitale pour le jeune homme... pour éviter que ses codes sur ordinateur soient filmés par des caméras invisibles... La réalité est celle-ci mais notre héros sourit, presque gravement, comme s'il était gagné soudain par la nostalgie d'un monde que son entreprise citoyenne allait lui faire perdre définitivement. 


De même, dans la seconde scène que j'isole ici, vers la fin du documentaire, on voit les deux partenaires dans une autre chambre d'hôtel. L'un et l'autre se parlent mais ils se mettent aussi à écrire sur des bouts de papier. Ils semblent s'amuser à passer du parlé au dessiné ou à l'écrit. Ils en sourient encore mais quand on a suivi le film, on sait la charge dramatique de ce sourire. On sait qu'ils s'échangent des informations essentielles pour la stratégie à employer en vue de la protection d'Edward Snowden après ses révélations, faites d'abord avec la complicité du journaliste Glenn Greenwald, puis avec d'autres. Il s'agit bien ici d'un monde intermédiaire entre le réel, avec sa mesure de vie et de mort, le fantasme qu'il éveille chez les partenaires et les spectateurs, coloré aux lumières de l'enfance, et la capacité ludique des protagonistes, toujours présente et prête à surgir dans les situations les pires, témoignant d'une grande mobilité psychique, comme le font d'autres otages et revenants de toutes sortes de camps.


Extraordinaire impression et grand enseignement que ceux donnés par cette aventure de Snowden, filmée par l'audacieuse documentariste Laura Poitras! Celle-ci est d'ailleurs placée sur la liste de surveillance du département de la sécurité intérieure des Etats-Unis depuis ses films précédents mais vient d'être primée aux Oscars 2015 pour le meilleur documentaire... Une aventure où les risques pris pour dénoncer les abus du système de surveillance orchestré par la National Security Agency sont assumés par chacun, parlés tout au long du film et réévalués au fil des épisodes. En progressant dans les évènements, le documentaire révèle cependant l'effet saisissant de la réalité de ce risque pour Snowden quand les évènements se précipitent: il se clôt sur son accueil en Russie où le lanceur d'alerte se réfugie encore aujourd'hui avec sa compagne.



Outre les jeux de l'enfance et leur sérieux, ce documentaire peut rappeler les échos du qualificatif "déserteur" dans les situations de guerre: celui qui fuit, se dérobe, le poltron, le traitre, traître à sa patrie, ce dont est qualifié ici Edward Snowden par les autorités américaines... Pour ceux d'entre nous qui étions enfants pendant la guerre d'Algérie, par exemple, le qualificatif a essaimé largement avec toutes ces connotations avant que nous puissions en mesurer, plus âgés, la portée politique considérable, de la part de ceux qui ont pris le risque de dire "non" et de le faire savoir. Les révélations de Snowden, sa désobéissance civile, sont un vrai combat pour la vérité et contre les manipulations d'Etat. Il met aussi cet Etat en danger, d'une certaine façon mais sa visée politique est indiscutable! Il en est de même, d'ailleurs, pour la réalisatrice et les journalistes complices.


http://reflets.info/wp-content/uploads/2015/03/Citizenfour-350x197.jpgLa médiatisation de la démarche de Snowden à coups de slogans simplistes, tout à l'opposé de la démarche rigoureuse et artistique de Laura Poitras, peut avoir donné parfois une fausse idée de ce qu'elle implique et représente pour eux et pour nous tous. Et selon Geoffroy de Lagasnerie, auteur du livre "L'art de la révolte". Snowden, Assange, Manning", ce sont les règles mêmes de la démocratie qui se trouvent bousculées par cette démarche: "Si pour poser certaines questions il faut rester caché, c'est bien que le système est perfectible et qu'il est nécessaire d'inventer de nouvelles manières de s'exprimer hors des cadres traditionnels de la politique" dit-il aux journalistes de Télérama (n°3402, 25/03/15). Voilà en tout cas un film très fort et subtile à la fois, et une action menée à plusieurs, qui force le respect, et donne beaucoup à penser, à s'émouvoir mais à se réjouir aussi! 

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