vendredi 9 octobre 2015

"Miserere" de Georges Rouault

Mémoires de Guerre  Juin 1917-Janvier 1919"Sommes-nous tous devenus fous?" écrivait W.R.Bion dans ses Mémoires de guerre (p. 81 de la traduction française, éditions du Hublot). Sans doute de nombreux autres témoins ont-ils utilisé ce terme à propos de ce qui a dépassé les bornes humaines au cours de cette guerre.

Pour Bion, en particulier, la trève du Noël de 1917 a marqué un moment extrême, les soldats se livrant sans mesure à une orgie de boisson et de nourriture: "Quinton et moi avions l'impression d'être dans un autre monde. Les hommes hurlaient, et s'affalaient, ivres, un peu partout. Personne n'y prêtait attention." Et c'est ainsi qu'il conclut ses notes sur cette journée: "On rentra au camp à 22 heures après avoir pataugé dans la neige et dans la gadoue et ainsi prit fin notre premier Noël en France. Etions-nous tous devenus fous?" 

 
Le peintre et graveur Georges  Rouault, quant à lui, gravait au même moment l'une de ses eauxfortes avec cette légende "Nous sommes fous" (Cf reproduction ci-dessous). Né en 1870 il n'était pas sur le front en 14-18, mais son inspiration largement religieuse s'est imprégnée alors des désastres de la guerre pour sa série "Miserere", commencée dès 1912. Celle-ci a été exposée, à l'occasion des commémorations du centenaire de la guerre de 14, au prieuré d'Airennes, dans la Somme, mais je n'en ai appris l'existence qu'à Péronne, alors que l'exposition se terminait le jour-même. Je ne peux donc pas la recommander aux lecteurs. 


L'histoire de la création du "Miserere" est pleine de détails qui entrent en résonance avec tout le travail actuel des psychanalystes, sur les effets des guerres dans la vie psychique et notamment celle des créateurs, même quand ceux-ci n'ont pas combattu eux-mêmes. J'aurai l'occasion d'en aborder un autre exemple avec les expositions d'oeuvres d'artistes contemporains sur le thème de la guerre de 14, proposées au Musée de "La piscine" de Roubaix.


"Nous sommes fous"
De même, c'est un aspect du travail des historiens qui s'est beaucoup transformé depuis les travaux sur cette première guerre mondiale. Leur approche s'est élargie désormais à bien d'autres éléments que ceux concernant les seuls combattants et leurs batailles. (Cf le numéro de la revue des "Lettres de la SPF" n° 28, 2012, intitulé "La guerre sans trève", auquel j'ai déjà fait référence sur ce blog). Toute la vie des hommes de l'arrière, des femmes, des familles, des "civils", est entrée désormais à part entière dans les données historiques des guerres.


La série des 58 planches du "Miserere" était prête dès 1927 mais il a fallu attendre 20 ans pour que le livre soit édité! Etonnant destin de ces oeuvres qui traversent les époques et drainent avec elles toute l'épaisseur de l'Histoire avec celle des éprouvés les plus intimes de leurs créateurs!


Dans sa préface, Rouault constate: "La mort d'Ambroise Vollard... la guerre... l'occupation et ses suites et enfin mon procès furent sources de retards indéfinis. Malgré un certain optimisme de fond, j'ai pu avoir des heures noires et j'ai douté de voir jamais la publication de cet ouvrage terminé depuis si longtemps et auquel j'ai toujours attaché une importance essentielle." (Il fait allusion au procès avec les enfants du marchand Antoine Vollard qui avait, déjà en 1917, acheté l'ensemble de l'atelier du peintre avec ses 770 oeuvres. )


Cet ensemble de gravures est donc marqué par les deux guerres mondiales, la première l'ayant en partie inspiré, la seconde en ayant facilité l'accueil par une société sortant tout juste des désastres de la seconde guerre mondiale. On peut ajouter à cette place des guerres dans l'oeuvre de Rouault sa date de naissance qui n'a peut-être pas été sans effet sur sa construction d'enfant (1870). Et c'est bien un rapport au temps différé qui marque particulièrement le "Miserere", pour des raisons de circonstances, croisées avec la difficulté générale que l'artiste reconnaissait lui-même à mettre un terme à la retouche de ses oeuvres.


Ce rapport au temps différé est bien caractéristique des oeuvres liées aux traumatismes de guerre. J'en ai évoqué certaines en lien avec les travaux de Jean-Max Gaudillière et j'ai abordé sur ce blog la situation du peintre Jean Fautrier reliant sa création pendant la guerre de 40  à son expérience de la guerre de 14 (voir les trois articles du blog "L'Enfer de Fautrier, 1, 2 ,3", fin décembre 2013 et début janvier 2014 ) .

  
 L' eauforte reproduite ci-contre est intitulée "Face à face": un autre face à face que celui suggéré par l'exposition de Péronne (cf article précédent du blog) mais non moins saisissant...


La mauvaise qualité de ma photographie apporte cependant un détail imprévu: une "sainte face" émerge du fond  de la photo entre les deux personnages, motif bien souvent abordé par Rouault et dont une reproduction sur tissu a été réalisée pour l'exposition.


Cette crucifixion, émergeant à peine par son reflet depuis un autre espace, comme traversant les murs, et même intemporelle, vient donner une étrange profondeur à cet inquiétant "Face à face".


Les gravures du "Miserere"  ont une portée qui dépasse les thèmes explicitement abordés. Le religieux, le christique, le tragique de la guerre, y côtoient le grotesque, la figure du clown ou d'autres motifs travaillés tout au long de la vie de l'artiste.


Une édition du "Miserere" a été publiée aux éditions du Seuil. Georges Rouault lui-même a écrit "Sur l'art et sur la vie", paru en collection folio; et un beau site de la Fondation Georges Rouault lui est consacré. Quant au superbe Prieuré d'Airennes, il est géré par l'association "Présence de l'art" et propose régulièrement des expositions artistiques.


 





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