vendredi 18 avril 2014

L'oubli en un clin d'oeil

Regarder derrière soi  va parfois de pair avec l'oubli.  Daniel Mendelsohn l'a magnifiquement évoqué à la fin de son livre Les Disparus (Cf Rue Freud chapitre "L'oubli en un clin d'œil"). Mais Anna Akhmatova en fait entendre une autre tonalité avec sa femme de Loth. (Cf l'article du blog précédent) Après avoir interrogé "Qui oserait pleurer sur cette femme..." Elle conclut  "Seul mon cœur n'oubliera jamais". C'est ainsi avec son cœur qu'elle interroge le temps arrêté sur la femme de Loth et sur elle-même. Son coeur sait qu'elle n'oubliera pas.


Anselm Kiefer, lui aussi, a proposé des variations sur la femme de Loth qui, par associations, celles de l'artiste appelant celles du regardeur,  renvoient à l'oubli (voir aussi l'article du blog "Celle sur laquelle se retourner"). Sa "femme de Loth" s'inscrit dans une série d'oeuvres reprenant le motif du chemin, des rails, ou celui d'une perspective qui fuit à l'infini sur le modèle, peut-être, des photos des rails d'Auschwitz. C'est ce qu'évoque Daniel Arasse en interrogeant les interprétations données de cette série (cf son livre Anselm Kiefer).



Anselm Kiefer intitule l'une des œuvres de cette série "Siegfried oublie Brunhilde", (1975). Mais qui est donc Brunhilde sur ce tableau sans personnages? Et où est Siegfried? Mêmes questions que celles qui surgissent en regardant sa "femme de Loth". C'est bien le regardeur-Siegfried qui voit cette perspective se dessiner derrière lui alors qu'il s'éloigne, et non plus le regardeur-femme de Loth. Et là-bas? qui disparait au loin? Brunhilde-Auschwitz?

Si l'on se remémore l'histoire de Siegfried et Brunhilde, apparait alors le sommeil dans lequel la walkyrie fut plongée au milieu des flammes.  Sa faute (puisqu'à Sodome, faute il y a, redoublée par celle de la femme de Loth): avoir défié Odin en le trompant et en mettant à mort le roi qu'il lui avait destiné. Odin la maudit alors d'un sommeil magique et l'enferme dans un mur de flammes que seul, un homme qui ne connaîtra pas la peur, pourra traverser. Pour la Belle au bois dormant, on se souvient, c'était au milieu des arbres, d'une forêt infranchissable, version apparemment plus douce...

Le motif du sommeil vient s'accrocher ainsi à celui de la pétrification: sommeil forcé, sort jeté sur elle, malgré elle. Et Siegfried la conquerra comme prévu. Ils se jureront fidélité. Belle histoire jusque-là mais les catastrophes vont se poursuivre, dans le mythe comme dans le conte. Siegfried à son tour est victime d'un sort: il boit à son insu le filtre de l'oubli et trahit Brunhilde.

Le tableau de Kiefer se situe donc à ce point du récit. Il la quitte, et au bout de la perspective, au point d'horizon, se superposent les associations multiples de celui qui regarde. Mais Siegfried s'est-il retourné? Non, puisqu'il oublie. Il ne se retourne pas comme l'a fait au contraire Orphée en remontant des Enfers avec Eurydice. Il oublie, comme Daniel Mendelsohn. Mais celui qui regarde le tableau peut endosser le rôle de celui/celle qui se retourne, rôle princeps de la femme de Loth. Peuvent prendre place  alors toutes les associations avec Sodome, le feu, Auschwitz et les autres.

Pourtant, un autre tableau, reprenant ce motif du chemin en ligne de fuite sous forme de rails, s'intitule "Le difficile chemin de Siegfried vers Brunhilde (1991). Ces rails sont devenus ici un tableau encadré. Siegfried y serait donc retourné, s'il ne s'est pas retourné? Il serait revenu en arrière, lui aussi? Ou s'agit-il du chemin initial qui l'a conduit vers Brunhilde à travers les flammes? Voilà que tout se brouille, s'inverse. La construction de l'héritage culturel des catastrophes par Kiefer fait dérailler la chronologie. Temps du souvenir non vécu,  temps des souvenirs racontés, temps de la transmission, temps des associations libres et de leurs entrechocs temporels.

Kiefer plonge le regardeur dans le regard interdit et sa transgression; il nous ensommeille, nous fait oublier, jette la confusion tout en nous invitant à associer et à nous remémorer autrement. Mais il nous fait vivre simultanément le prix de la faute. Depuis la femme de Loth jusqu'à Auschwitz et bien au-delà, des siècles de création et de transmission s'enchaînent jusqu'à celui qui se retourne dans ce temps étiré...



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