mercredi 4 juin 2014

La femme de Loth et l'exigence du respect


Jean-Max Gaudillière lors d’un récent séminaire à l’EHESS nous a fait découvrir un  autre livre de Kurt Vonnegut qui donne un nouvel aperçu de son regard rétrospectif sur son expérience: Un homme sans patrie, pour la traduction française parue chez Denoël en 2006. Devenu célèbre aux USA, Kurt Vonnegut publie ce pamphlet avec le même humour grinçant que dans son roman Abattoir 5, notamment par rapport à cette Amérique de l’après 2001 qui, selon lui, court au désastre.


Il revient en particulier sur son écriture et sur ce qu’elle a exigé d’un certain rapport au temps quand il s‘est agi d'écrire sur la guerre et sa guerre. Les bombardements de Dresde sont qualifiés ici de « destruction dépourvue de sens, absolument inutile », ce qui apparaissait bien déjà dans la fiction d' Abattoir 5. Pourtant ici, il s'exprime depuis un autre temps encore que ceux de l’écriture du trauma. Son discours est troué de remarques cinglantes mais semble avoir trouvé une certaine fluidité. Plus besoin de faire vivre au lecteur la fragmentation du temps dans l'écriture elle-même. Il lui parle simplement. 


Kurt Vonnegut  rappelle en particulier les remarques de Mary O’Hare, femme de son compagnon de guerre et de captivité, à qui il avait rendu visite après la guerre en espérant trouver avec lui l’inspiration pour écrire son livre sur Dresde. Avec le temps, ces remarques ont fait leur chemin en lui: en effet Mary O'Hare déclarait alors, dans sa colère, qu’ils étaient tous des gamins pendant la guerre, son mari, lui, Kurt Vonnegut, et tous les combattants. D’où le sous-titre donné plus tard au livre pour la publication d’Abattoir 5: La croisade des enfants, en référence aux croisades du Moyen-âge. Rien à voir avec la propagande et tous les films faisant d’eux des héros hollywoodiens...



Il s’interroge sur les 23 ans qu’il lui a fallu pour écrire ce qu’il a vécu à Dresde et sur ce qu‘il faut aux témoins des autres guerres pour écrire à leur tour. «Une des manières les plus impressionnantes de raconter votre histoire de guerre, c’est de refuser de la raconter. Les civils pourront alors imaginer toutes sortes d‘actes de bravoure. Mais je crois que la guerre du Vietnam nous a libérés, moi et d’autres écrivains, parce qu’elle a ruiné notre position éminente et fait apparaitre la stupidité essentielle de nos mobiles.» Les qualificatifs pour la guerre se succèdent ainsi: « dépourvue de sens », « stupide », « atroce », « innommable », « une espèce de show télévisé » .


Vonnegut se dit « sidéré d’être devenu écrivain : « Je ne pense pas que je puisse contrôler ma vie ou mon écriture… Je deviens, tout simplement. » Et sa phrase radicale « Il n’y a jamais que le temps » vient résumer en quelque sorte ce qu‘a été cette expérience de guerre et d‘écriture pour lui. D’où la place donnée à la femme de Loth au début d’ Abattoir 5.


Les exigences du regard en arrière sont si dures qu’il faut s’y reprendre à plusieurs fois, braver les vents contraires et les silences, les siens et ceux des autres. L’audace de cette transgression, de cette exigence, celle-là même dont nous parlent, avec la femme de Loth, Anna Akhmatova et les autres, poètes, romanciers et artistes, impose le respect. Oui, ce respect qui se lit dans l’étymologie latine du mot: « respectus », respect, regard en arrière... (ainsi que me l’a indiqué une participante du séminaire).


Nous devons y revenir comme y reviennent tous ceux qui ne peuvent pas ne pas inscrire leur expérience traumatique dans une œuvre. Chaque créateur invoquant la femme de Loth nous invite à la regarder, à nous retourner sur elle, à lui manifester notre respect. Elle ne peut plus se retourner, elle, mais nous sommes conviés, convoqués peut-être, à le faire à sa place, sur elle et finalement sur nous-mêmes. Un mouvement d'immobilisation entre interdit, transgression et respect, voilà ce que la femme de Loth maintient immuablement à travers le temps.  (Cf aussi les articles du blog, entre autres: "La femme de Loth en guerre" et "Loth et sa femme de sel").

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