mercredi 29 octobre 2014

D'un quai à l'autre

Une animation sonore sur la pointe courte à Sète qui me rappelle celle des marchés. On s’interpelle d’un bord à l’autre des quais, au fil des prises de daurades et des maladresses. Des hommes, des jeunes et des vieux, des pros, des nouveaux, des familiers, venus dès l’aube s’installer sur la pointe courte. Pas d’enfants, presque pas de femmes, sauf au moment de l'apéro. Un monde d’hommes. Les « pointus », eux, habitants de la pointe, se sentent un peu envahis… Tout résonne entre les ruelles étroites de la pointe et l’espace est restreint... Mais c’est le courant qui décide. Si c’est la nuit que les daurades le remontent, alors tout le monde est là aussi la nuit, de pied ferme !



Je me rappelle le quai d’Alger où j’étais venue, il y a une dizaine d’années, travailler sur la femme de Loth. La chorégraphie des grands paquebots m’avait  détournée, avais-je d’abord cru, de mon programme d’écriture. Et pourtant, après-coup, elle y avait trouvé toute sa place (Cf Rue Freud, troisième partie). Suivre ma ligne, encore, sans perdre de vue ce que le présent m’invite à accueillir…


C’est là peut-être un premier lien avec ce que je travaille aujourd’hui. Je lis un remarquable ouvrage collectif dirigé par Annette Becker et Octave Debary, « Montrer les violences extrêmes » (Creaphis Editions, 2012). Dans leur introduction, ces deux auteurs insistent, entre autres, sur la possibilité, la nécessité aujourd’hui pour les historiens, de comprendre le passé ou l’ailleurs à partir du présent et de l’ici ; visiter son passé à partir de son présent. Leur démarche voudrait assimiler l’enseignement de différentes approches historiques précédentes, ayant parfois contribué malgré elles à une objectivation de l’objet de recherches, en l’occurrence les violences extrêmes, en le banalisant.


En cette période de vacances, je ne reçois pas à mon cabinet de psychanalyste. Mais mon travail avec ceux que j'y accueille d'habitude se poursuit par des voies diverses, mêlées à ma vie personnelle, sociale, à mes loisirs et à ma recherche. Je repense parfois plus précisément à des moments de séances avec eux en lien avec les rebonds psychiques des guerres, en particulier, la guerre d’Algérie. Je tisse des liens à distance et depuis un autre cadre de vie.


Ne pas éviter ce que ces pêcheurs me disent peut-être, leur faire place dans mes associations et ma pensée, même si immédiatement je ne sais où cela peut me conduire... Ici  ce rituel annuel de la fête de la daurade est un mélange de tradition, de bonne humeur, d’expression collective, d’énonciations humoristiques, argotiques, d’affirmations exhibitionnistes individuelles, de rivalité, de sans-gêne, mais aussi de dextérité, d’astuce, de sens de l’organisation… Cela nécessite aussi de la patience : parfois le courant change de sens et il faut attendre le retour des daurades entre étang et mer avec un nouveau changement de sens…


Choc des activités et des capacités humaines… La rythmique sonore est soutenue. Tchatche, interpellations, exclamations, explosions collectives, rires, accompagnement sonore de chaque prise dont se détachent parfois des solos impérieux… Entre des phrases incompréhensibles pour moi, argotiques ou énoncées en occitan, je distingue, par exemple: « Allez... Allez! Vas-y René, mouline, mouline René ! »... Intonation plutôt moqueuse et complice... Ou encore : « Mais qui c’est qui tire comme çà ? » allusion aux lignes qui s’emmêlent parfois… Ou bien encore : « Eh, François ! Tu pêches de la merde ? – Eh! Allez!  Pédé, toi ! - Ho! Ho ! réplique le choeur des pêcheurs ! ».


« Pédé », encore et toujours…  Je pense à notre récent numéro des « Lettres » de la Société de psychanalyse freudienne sur « L’affirmation du masculin ». Je pense à la violence que cette injure peut faire... au dire de certains patients... mais aussi à travers mes lectures sur la guerre d’Algérie et les formes d’humiliation des hommes entre eux, inventées dans toutes les guerres. Cela me renvoie précisément  à tout ce qui s’est dégagé au colloque organisé récemment à la BNF et à l’IMA, à Paris, à l’initiative de Catherine Brun et de Todd Sheppard « La guerre d’Algérie. Le sexe et l’effroi », 9-10 Octobre 2014.


Ici-même, sur les quais, cette injure, supposée anodine, semble pourtant avoir appelé un coup d’arrêt du chœur.  Peut-être est-ce précisément ce fonds sonore qui m’appelle malgré moi et dont je ne peux m’isoler, alors que je peux décider de ne pas lever les yeux.  Hors du temps ? Hors des violences de guerre ? Peut-être pas complètement, même si j’éprouve simultanément une impossible commune mesure entre tous ces moments de vie humaine ! Que l’écriture puisse parfois faire quelque chose de ces enchevêtrements inconscients des lignes de la vie psychique me semble une belle perspective. 

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