lundi 21 décembre 2015

D'un Moïse à l'autre



Moïse était à l'honneur ces derniers temps à Paris: avec l'exposition du Musée d'art et d'histoire du judaïsme "Moïse Figues d'un prophète" qui se tient jusqu'en Février 2016; et avec la production de l'opéra de Schöenberg "Moses und Aron" à l'Opera Bastille, dirigé par Philippe Jordan, dans une mise en scène de Romeo Castellucci.



Il est toujours instructif de revisiter ces figures mythiques, supposées familières mais dont on a parfois oublié bien des données, au fil de leurs interprétations. C'est le cas notamment avec les personnages des contes, dits "de fées". Leur portée, malgré le dénigrement dont ils sont parfois l'objet, traverse les siècles et les générations, imperturbablement.




Avec Moïse, il s'agit de religion, de la Bible, et notre mémoire dépend donc largement de ce qu'a été notre culture, notre éducation  et notre rapport à la religion. D'où peut-être le caractère particulièrement aigu de leurs redécouvertes éventuelles. J'en ai évoqué certains aspects, avec l'exemple du personnage de la femme de Loth et de ses incessantes variations, dans mon livre "Rue Freud" et tout au long de ce blog.



C'est ainsi qu'il est question, dans la notice de l'exposition du Mahj, de la concurrence des images juives, catholiques et protestantes dans la culture occidentale, tant en Europe, qu'aux Etats-Unis et en Israël. En reparlant plus tard de cette exposition avec une collègue, j'ai pris conscience du léger malaise éprouvé lors de cette visite et que je n'avais pas identifié jusque-là. Celle-ci me signalait l'absence sidérante pour elle du Moïse du Coran, Moussa, parmi l'ensemble des références rassemblées dans l'exposition, même si c'est une figure postérieure aux autres.



Tête de Moïse par Gustave Moreau
 Etais-je encore marquée, plus que je ne le pensais, par des effets d'inhibition de la pensée, hérités de mon enfance? Quoi qu'il en soit, je n'avais pas été d'emblée frappée de cette absence, ce qui après coup m'a surprise. Mais je me suis rappelé qu'en entreprenant la visite, je cherchais à me remémorer vaguement ce que j'avais appris tardivement au sujet de ces grandes figures bibliques comme celle d'Abraham: elles n'existaient pas seulement pour le monde judeo-chrétien, n'étaient pas réduites à ce que m'en avaient transmis mes éducateurs catholiques mais elles existaient aussi pour d'autres traditions, et j'ai appris depuis qu'elles étaient présentes, entre autres, dans le Coran.



Je découvre aujourd'hui que la chaine Arte a diffusé en cette fin d'année une série consacrée précisément à "Jésus et l'Islam". Ce documentaire ravive la succession des interprétations données aux figures des prophètes dans les différentes traditions et dans les différents livres (Bible, Evangiles, Ecrits apocryphes, Coran); avec les usages politiques, voire propagandistes, qui en ont été faits. Aspect salvateur de ces retours en arrière, de ces regards en arrière qui régénèrent et élargissent notre capacité de voir, d'accueillir ce dont nous sommes faits, culturellement, symboliquement.


Dans l'opéra de Schönberg, magnifiquement interprété et mis en scène, c'est en particulier le rapport entre les deux frères qui m'a frappé, grâce au livret de Schönberg lui-même. Le bel article d' Eliott Gyger publié dans le catalogue en explicite les éléments à travers l'articulation de la parole et du chant, de la voix parlée et de la voix chantée, dans la composition.


Gravure de Marc Chagall
Il nous donne une citation de l'Exode 4, dans la Bible, située après que Moïse se soit plaint à Dieu de n'avoir pas la parole facile: "Alors la colère de l'Eternel s'enflamma contre Moïse et il dit: "N'y a-t-il pas ton frère Aaron, le Lévite? Je sais qu'il parlera facilement. Le voici lui-même qui vient au-devant de toi: et quand il te verra il se réjouira dans son coeur. Tu lui parlera et tu mettras les paroles dans sa bouche; et moi je serai avec ta bouche et avec sa bouche et je vous enseignerai ce que vous aurez à faire."



Quelle magnifique image que ces paroles qui traversent les bouches! Et quelle émotion émane de ce personnage quasi handicapé, destiné à porter tout un peuple, mais pas seul! Cette situation rappelle celle des contes où le dernier, le cadet, le plus petit, le plus démuni, parfois la fille, se trouve, contre toute attente, en situation de sauver la famille, le père, le village, et y réussit grâce à sa capacité de faire alliance plutôt que d'en rester à sa faiblesse individuelle.



Mais Schönberg colore l'opposition entre les deux frères d'une manière audacieuse: Moïse est un visionnaire incapable de communiquer avec son peuple, alors qu' Aaron est un orateur doué mais pouvant déformer le message de Dieu. L'opposition entre les deux personnages incarne une dichotomie pathétique entre parole et pensée. C'est ainsi que Moïse constate: "Ma langue est rigide. Je peux penser  mais pas parler." Que de résonances avec ce que nous pouvons éprouver en situation de crise psychique ou de douleur extrême et que révèlent parfois des séances d'analyse où se vit à vif cette dichotomie, adressée à l'analyste!







1 commentaire:

  1. Merci, Claude, de mentionner Abraham. En fait, ce qui me dérange beaucoup dans certaines versions de Moise, dont celle de Freud, est qu'elles fonctionnent justement comme du refoulement, en faisant oublier Abraham. Freud oublie à la fois l'histoire qui précède celle de Moise et son collègue et prédécesseur Karl Abraham, qui a écrit un "Akenathon IV" assez impressionant bien avant que Freud n'écrive son Moise.

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