jeudi 23 janvier 2014

Le femme de Loth en guerre


Il est temps maintenant de revenir sur la place donnée à la femme de Loth par Kurt Vonnegut dans Abattoir 5. (Lire sur ce blog ci-dessous l'article "De la femme de Loth à sa femme de sel"). "Revenir", oui. J'ai fini le livre et entendu aussi Jean-Max Gaudillière en parler à son séminaire de l'EHESS. Selon lui, il s'agit bien, pour l'auteur de ce livre, de l'écriture du trauma. Et même de poser la question: comment écrire le trauma? Ce livre, c'est l'écriture du livre, nous dit-il.

 
Dès le début du roman, Vonnegut expose en effet sa difficulté à écrire sur son expérience de prisonnier américain en Allemagne lors la deuxième guerre mondiale  et  particulièrement sur le bombardement de Dresde: "Je ne suis pas près de reconnaître ce que cet infect petit bouquin m'a coûté d'argent, de temps, d'usure nerveuse."  Comme beaucoup de traumatisés de guerre, Vonnegut veut écrire à son retour mais il n'y parvient pas. Cela résiste et de mille façons.
 
Il a beau chercher à en reparler avec un de ses compagnons de guerre et de captivité: "Pas vraiment matière à un livre"; se renseigner sur l'histoire de Dresde avant la guerre, tenter d'accéder aux archives de l'Armée américaine, où on lui renvoie la fameuse clause "confidentiel". Rien n'y fait. Il commente avec crudité: "Ce n'était pas cette opération aérienne-là qui avait la vedette aux Etats-Unis en ce temps-là. Par exemple, très peu d'Américains se rendaient compte que cela avait été beaucoup plus meurtrier qu'Hiroshima. Je n'en étais pas conscient non plus. On n'avait pas fait beaucoup de battage."
 
Les censures politiques venaient ainsi redoubler celles que lui imposaient sa vie psychique, sa résistance à revenir sur tout cela, à y retourner,  géographiquement mais aussi psychiquement. (Cf aussi dans Rue Freud, ces redoublements de censures à propos de la guerre d'Algérie). C'est ainsi que Vonnegut se réfère à la statue de sel (page 30 de la traduction française). Elle vient se dresser à l'orée du livre, gardienne, éclaireuse, comme l'inscrivant pour des siècles dans la perspective du mouvement de sa pétrification biblique. 
 
Ce n'est pas seulement le retournement spatial et temporel derrière soi dont il est question ici avec cette référence à la femme de Loth. Ce n'est pas seulement ce sur quoi elle se retourne qui vient en résonnance directe avec les feux du bombardement de Dresde, maudite comme Sodome. C'est encore tout ce cortège de destructions humaines que la femme de Loth vient incarner ici, destructions de villes, destructions guerrières, qui laissent derrière elles la mort, les cendres et la poussière; mais destructions qui font écrire aussi et qui laissent finalement la nature recouvrir avec le temps et les printemps ces restes désormais inscrits symboliquement par les oeuvres... "Cui-cui-cui", sont les derniers mots du livre. 
 

Chère femme de Loth à laquelle chacun s'identifie! Elle s'est retournée et Vonnegut nous dit l'aimer pour cela! Pétrifié lui-même dans son écriture mais poussé inéluctablement par cette incarnation saline millénaire dans la nécessité d'y revenir, d'y parvenir, quels que soient les interdits posés ou supposés... Et cela donne une fiction, une autofiction que le lecteur découvre, parfois perdu dans la temporalité, décollé du temps comme le héros Billy Pèlerin, parti dans le monde des Tralfamadoriens!

Slaughter house-five a été publié à New-York en 1969 et traduit en français en 1971 pour les éditions du Seuil.

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