vendredi 31 janvier 2014

Celle sur laquelle se retourner avec Anselm Kiefer


La femme de Loth continue de faire signe à travers le temps dans des œuvres de créateurs multiples, romanciers mais aussi artistes, peintres ou plasticiens. Voilà qu’en revenant sur mes dossiers d’écriture de Rue Freud je redécouvre des notes et documents que j’avais soigneusement recueillis mais qui n’avaient pas trouvé place dans le livre. Ils s’imposent après-coup à l’occasion de la mise en ligne de ce blog et des groupes de travail que je partage avec quelques collègues psychanalystes, ici et là. D'où les articles précédents où j'évoque déjà Kurt Vonnegut et le bombardement de Dresde.

En parcourant une nouvelle fois les propositions d’internet sur "La femme de Loth", je tombe  sur un site d'une école "Jeanne d'Arc" qui propose aux enseignants et en interdisciplinarité un canevas de travail sur l’œuvre du peintre allemand Anselm Kiefer. On y trouve une mise en relation de créations du peintre supposées inspirées par l’entrée du camp d’Auschwitz, parmi lesquelles un tableau intitulé "La femme de Loth".

Cette référence au camp me semblait déjà sourdement présente dans mes associations de lectrice de Abattoir 5 (cf article ci-dessous intitulé "La femme de Loth en guerre") après que la femme de Loth ait été insérée au début du roman comme signe d'un temps arrêté. 

C'est Hiroshima que Vonnegut situe en comparaison de la destruction de Dresde, cette dernière ayant fait encore beaucoup plus de victimes que la bombe! L'explication interprétative du tableau de Kiefer avec la référence à Auschwitz aiguise bien ma curiosité mais en même temps m'insatisfait, comme une démonstration trop univoque. 

Je me replonge alors dans les travaux de Daniel Arasse sur l'artiste et notamment dans son beau livre: Anselm Kiefer, Ed° du regard 2007 (couverture ci-dessus). Le femme de Loth est bien présente mais cette fois-ci comme titre d’une œuvre qu'on n’aurait pas nécessairement l’idée de rapprocher d’elle si l'on n’en connaissait pas le titre. Pas de personnage figé en colonne de sel, pas de retournement proprement dit mais un paysage avec un effet de perspective et une ligne de fuite vers l'horizon. Du coup, c'est celui qui regarde qui se trouve à la place de celle qui se retourne sur ce paysage de destruction. 

"La femme de Loth" d'Anselm Kiefer s’inscrit dans un ensemble d’œuvres ayant une même trame: un chemin ou des rails dont la perspective s’enfuit vers un point de l'horizon. Daniel Arasse évoque cette "reprise des tableaux qui portent témoignage de leur histoire dans l'épaisseur de la matière". Ces retours et reprises d'oeuvres ou de thèmes impliquent des chevauchements temporels qui contredisent le principe chronologique mais interdisent aussi des interprétations trop univoques. 

En regardant ces différentes œuvres et leurs paysages, chemins et voies ferrées, bien des retournements me viennent à l'esprit, notamment ceux travaillés dans Rue Freud, en particulier celui de Daniel Mendelsohn racontant son oubli de se retourner sur le village de Bolechow à la fin de sa quête (Cf Les disparus, traduction française 2007).

Et puis il m'apparait maintenant que la représentation spatiale que je m'étais faite de cet épisode de la Bible était une construction regardée latéralement, avec en son centre la femme de Loth figée dans un mouvement se retournant vers la droite avec le corps en marche vers la gauche; sur la droite: Sodome en feu, et à gauche, Loth et ses filles en fuite. Les perspectives d'Anselm Kiefer sont ainsi venues déranger, déplacer cette image jusque-là figée en moi. Et du coup vient s'y ajouter désormais celle que propose une traduction de ce passage de la Bible, que j'avais oubliée, où il est précisé que la femme de Loth se retourne en regardant par-dessus l'épaule de son mari...Autre organisation spatiale de la scène...

Nous voilà, comme avec le roman de Vonnegut, plongés dans un travail sur l'espace et le temps, non seulement avec le tableau de "la femme de Loth", non reproduit ici, mais à travers toutes les variations dans lesquelles il s’inscrit. Pour Daniel Arasse, il s'agit d'un "travail de mémoire et travail de deuil" avec lequel Anselm Kiefer interroge "quoi se rappeler" et "comment", dans l’héritage de la culture et de l’histoire allemande, en particulier après Auschwitz. 

Cependant au fil de son œuvre, l'artiste intègre peu à peu des références multiples non seulement à la culture et à l'histoire allemande mais encore  à l'Ancien testament, la mythologie babylonienne ou grecque, l'alchimie, la religion égyptienne, le mysticisme juif , la kabbale etc.

Sa "femme de Loth" date de 1990 et appartient au Cleveland Museum of art. Parmi la série des chemins et voies ferrées, on trouve ces autres titres: "Siegfried oublie Brunhilde" 1975, "Ciel sur terre" 1974, "La princesse de Sibérie" 1988, "Chemin de fer" 1986, "Siegfried's difficult way to Brunhilde" 1977, "Le difficile chemin de Siegfried vers Brunhilde" 1991, (photo et plomb dans un cadre vitré en acier ). Daniel Arasse cite l‘interprétation que Matthew Biro fait de ces thèmes liés selon lui à l'holocauste et à l'image leitmotiv des voies de chemin de fer dans le film «Shoah» de Claude Lanzmann, réalisé en 1985, c'est à dire antérieur à "La femme de Loth". 




Voilà donc associés à la femme de Loth deux noms de sites évoquant de massives entreprises de destruction du XXème siècle, Auschwitz et Dresde, et qui en font une condensation de plusieurs de ses différents éléments, la ville en feu, le retournement et la pétrification de sel. La femme de Loth se sédimente peu à peu de toutes ces interprétations ou, mieux encore, de toutes ces associations d'idées et d'images, qui ont surgi et surgissent encore chez des créateurs et des commentateurs multiples.

Ce nœud signifiant semble avoir largement débordé le contexte biblique qui était le sien au départ, mais où déjà entraient d'autres références à des motifs communs à différentes mythologies, en particulier celui de la métamorphose.  C'est la force extraordinaire de ces images et personnages mythologiques que d'ouvrir notre réceptivité  au-delà de nos frontières, aussi bien géographiques, temporelles, que psychiques.   
 

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