jeudi 8 mai 2014

Retournements caverneux

Après avoir retrouvé le célèbre mythe de la caverne de Platon sur le chemin d'écriture de Rue Freud, j'ai eu l'heureuse surprise de rencontrer l'"Actualité de la caverne" à l'occasion d'un colloque organisé à la faculté de Cergy-Pontoise en Novembre dernier. Cela m'a inspiré un article pour ce blog dont j'ai choisi de différer la publication pour le placer en ponctuation des articles en lien avec la femme de Loth, d'évènements artistiques ou de la vie quotidienne.  Les deux organisateurs en étaient Rémi Astruc, "théoricien de la littérature", et Alexandre Georgandas, "philosophe praticien et formateur". Les intervenants participants venaient d'horizons divers, photographe, metteur en scène, réalisateur, psychanalyste, architecte, historien, musicologue...


Quelle belle idée de les avoir réunis! J'ai été saisie de curiosité devant  cette perspective,  nouvelle pour moi, de l'actualité de la caverne de Platon. Ainsi la modification de mon regard subjectif sur cette allégorie, ou ce mythe, dit-on aussi, introduite par mon travail d'écriture, m'avait bien ouvert à nouveau la voie vers sa portée universelle et vers la pensée de mes contemporains à son sujet.


Cet effet me semble très caractéristique de ce que permet une démarche psychanalytique, dont la portée est  trop souvent  ramenée exclusivement  à  une dimension individuelle, voire très autocentrée, alors qu'elle peut aussi rendre un sujet à une collectivité, voire à la communauté humaine. (Photographie de l'affiche ci-contre due à Stéphane Lagoute que je remercie de m'avoir autorisée à la reproduire ici).



En constatant la diversité des intervenants de ce colloque "pluridisciplinaire" , j'ai retrouvé, en les écoutant, le plaisir de s'autoriser à penser sans être nécessairement un spécialiste patenté. J'ai apprécié que la réflexion de chacun soit cependant appuyée sur un affrontement au texte, même quand c'était avec une pensée  non directement philosophique.


Cette liberté-là redonne bien accès au plaisir d'entendre et de lire des penseurs philosophes, et de penser avec eux, sur un texte supposé connu de nous tous mais sans doute largement méconnu. Et j'ai appris que la diversité des appellations attribuées à ce texte en  français (allégorie, mythe) ne respecte pas l'unique mot  grec auquel elles correspondent, "eidos", image, forme, qui de tous temps donne bien des difficultés aux traducteurs du grec...


Quelqu'un a formulé le "potentiel de fascination exercé par cette allégorie". Ce qui donne lieu à des lectures stimulantes comme celle qui fait des prisonniers de la caverne une  métaphore de nos conditions prisonnières d'aujourd'hui,  politiques et  universelles.  Apparait ainsi la nécessité, pour pouvoir penser sa condition de prisonnier de la caverne, d'introduire un écart par rapport à son point de vue habituel, et même que quelqu'un de plus éclairé, "libéré", nous y invite.


En effet dans la pensée de Platon, il s'agit de former les gardiens de la cité et qu'ils puissent ensuite éduquer les autres pour assurer une harmonie sociale et cela dans la justice. Ménager cet écart peut être difficile, voire violent. Cette dimension entre bien en résonance, me semble-t-il, dans l'expérience psychique individuelle,  avec ce que le psychanalyste Wilfred R. Bion  appelle le "changement de vertex" ou ce que Jacques Lacan  nomme "changement de position subjective".


Avec cette naissance de la pensée, tente de s'opérer "un passage du sensible à l'intelligible", nous dit-on dans ce colloque. Ce qui nous amène à une lecture de la condition du spectateur, celui qui regarde vers la lumière depuis sa place de prisonnier, mais également le spectateur-lecteur de l'allégorie: "La suspension du visible déposera l'invisible".


Ces phrases  que je rapporte sont à entendre presque comme propositions de rêverie. De même, un certain nombre de questions qui peuvent être posées à partir de  ce mouvement dehors/dedans raconté par Platon, mouvement de sortie et de retour dans la caverne, proposé à la fois aux prisonniers et aux lecteurs du texte. Et dans un entretien avec le philosophe Alain Badiou, filmé pour ce colloque, la question d'abord posée était bien "que signifie sortir de la caverne aujourd'hui?"


Finalement il ne s'agirait peut-être pas tant de savoir comment sortir de la caverne que d'explorer comment y rentrer correctement, c'est à dire en n'étant plus dupes de nos aveuglements... Oui, c'est vrai, comment y étaient-ils donc entrés, ces prisonniers? Cette histoire est tellement invraisemblable! "Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux" nous propose-t-on, phrase qui n'est pas sans liens avec mes pérégrinations autour du renversement écrites dans Rue Freud.


Mais d'autres approches de ce colloque (auquel je n'ai pu assister qu'en partie) ouvrent encore l'horizon, notamment celles qui font du dispositif de la caverne un scénario et un cadrage cinématographiques. Il est vrai que se représenter la situation proposée par Platon dans son mythe n'est pas une chose simple, et elle a valu aux nombreux commentateurs de tous temps des essais et propositions de schémas plus ou moins aidants pour en clarifier la lecture. Que des cinéastes puissent s'en emparer aujourd'hui pour nous faire partager leur capacité de penser en images constitue, me semble-t-il, un apport considérable.


Autre point très en résonance pour moi avec ce dont la femme de Loth peut être porteuse : le contexte de l'écriture de La République par Platon qui a beaucoup à nous apprendre. Il est marqué en effet par la guerre, celle qu'a causée "la tyrannie des Trente" ayant provoqué l'humiliation d'Athènes sous la démocratie.  Ce contexte imprime au mythe de la caverne la marque d'une réflexion sur la violence entre les humains, quelles qu'en soient les finalités. Violence, guerre, massacres, destructions... La guerre, encore, qui appelle toujours, à un moment ou un autre, à se retourner et à tenter de changer de point de vue...


En attendant la publication des actes de ce colloque, il nous reste à lire et relire le texte de Platon. L'édition disponible chez Garnier-Flammarion avec la traduction et la présentation de Georges Leroux, à laquelle je me réfère dans Rue Freud, est d'un accès très agréable (reproduction de la couverture ci-dessus). Mais nous disposons désormais aussi de cette nouvelle traduction et interprétation d'Alain Badiou dont la couverture est également reproduite ici.

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